Rencontre avec Christophe De la Fage, membre de l’association Pierre de Saint-Romand, qui œuvre à faire revivre le destin hors du commun d’un pionnier de l’aviation tombé dans l’oubli. Entre archives familiales et aventure transatlantique, récit d’un passionné en quête de mémoire.
Radio2lhers.fr : Bonjour Christophe Delafage.
Christophe de la Fage : Bonjour.
Radio2lhers.fr : Vous êtes membre de l’association Pierre de Saint-Romand et vous travaillez à remettre en lumière la figure de cet aviateur oublié, apparenté à votre belle-famille.
Christophe de la Fage : Oui, tout à fait.
Radio2lhers.fr : Comment cette aventure a-t-elle commencé ?
Christophe de la Fage : Lorsque j’ai cessé mon activité professionnelle il y a trois ans, j’ai retrouvé un fonds d’archives familiales. Il était connu mais jamais vraiment exploré. N’ayant aucun lien avec le monde de l’aviation, j’ai été fasciné par les documents. J’ai commencé par situer le vol de Pierre dans le contexte de l’histoire de l’aviation.
Un homme entre tradition militaire et soif d’aventure
Radio2lhers.fr : Présentons d’abord Pierre de Saint-Romand.
Christophe de la Fage : Il est né à Toul en décembre 1891. Sa famille s’installe à Toulouse en 1897 et passe les vacances dans le château familial de Forquevaux, où je vis aujourd’hui.
Radio2lhers.fr : À Forquevaux, son souvenir est encore vivace.
Christophe de la Fage : Oui, une rue et plusieurs monuments portent son nom. Il était issu d’une famille présente à Toulouse depuis le XIVe siècle. Son père étant militaire, Pierre est né hors région, mais les attaches avec Toulouse sont profondes.
Radio2lhers.fr : Il a aussi eu un parcours scolaire remarquable.
Christophe de la Fage : En effet, il a étudié au collège Saint-Stanislas, puis au lycée du Caousou.
Radio2lhers.fr : En 1912, il s’engage dans l’armée. Son parcours pendant la Grande Guerre est impressionnant.
Christophe de la Fage : Il se distingue sur les fronts de Charleroi, de la Marne, à Verdun. Il devient lieutenant en 1917, reçoit la croix de guerre et la Légion d’honneur. En 1918, il devient pilote, puis capitaine en 1924.
Radio2lhers.fr : Un goût pour l’aventure partagé par d’autres aviateurs de l’après-guerre ?
Christophe de la Fage : Oui. Après la guerre, de nombreux anciens combattants, notamment pilotes, cherchent à prolonger l’intensité du front dans des aventures comme les grands raids ou le transport aérien. L’aviation civile se structure à ce moment-là.
Un projet pionnier pour relier l’Amérique latine
Radio2lhers.fr : Il imagine très tôt un réseau aérien transcontinental.
Christophe de la Fage : Entre 1924 et 1926, alors qu’il travaille pour les établissements Esquins, il projette de créer un réseau de 52 escales dans 20 républiques sud-américaines. Il voit dans l’avion un outil diplomatique, touristique et économique.
Radio2lhers.fr : Comment rend-il ce projet concret ?
Christophe de la Fage : Il s’appuie sur l’Association Paris-Amérique latine, qui rassemble diplomates et ministres. Ce réseau facilite les autorisations, les escales, et donne une vraie crédibilité au projet.
Radio2lhers.fr : Parlez-nous de l’équipage.
Christophe de la Fage : L’entreprise Farman fournit l’avion. Pierre réunit un équipage de confiance : Hervé Mouneyres, pilote expérimenté, et Louis Petit, chef mécanicien. Chacun joue un rôle essentiel, dans une complémentarité remarquable.
Radio2lhers.fr : Lors d’un incident, ils décident de retirer les flotteurs. Une décision lourde de conséquences.
Christophe de la Fage : En effet. Cette décision allège l’avion, mais rend le vol non homologué par la Direction de l’aéronautique, donc non couvert par une assurance. Le vol devient privé, financé par la Maison de l’Amérique latine.
Radio2lhers.fr : Cela entraîne des désistements ?
Christophe de la Fage : Oui. Le journaliste Carlos Del Caril et le premier mécanicien se retirent. Louis Petit rejoint alors l’équipage à Casablanca.
Une traversée risquée dans un contexte de concurrence
Radio2lhers.fr : En mai 1927, les tentatives de traversée sont nombreuses.
Christophe de la Fage : Oui, entre mai et septembre 1927, il y a eu 27 ou 28 tentatives. C’est un moment intense. Trois jours plus tard, Nungesser et Coli tenteront leur traversée, suivis de Lindbergh.
Radio2lhers.fr : L’équipage de Saint-Romand décolle le 5 mai de Saint-Louis. Que sait-on du vol ?
Christophe de la Fage : Ils décollent avec 4 500 litres d’essence. Le décollage, avec un avion de 7 tonnes, est une prouesse. Ils envoient un dernier message radio à 11h. Puis, plus rien.
Radio2lhers.fr : Quels instruments avaient-ils à bord ?
Christophe de la Fage : Un compas, un appareil radio à ondes courtes et un sextant. Ce dernier, utilisé par les marins, permettait de se repérer grâce aux astres. Cela explique leur départ matinal pour profiter de la navigation nocturne.
Radio2lhers.fr : La météo joue un rôle crucial.
Christophe de la Fage : Oui, les pilotes visaient mai pour ses conditions favorables. Mais ils devaient traverser le Pot-au-Noir, une zone redoutée pour ses orages soudains, vents violents et obscurité totale. Même aujourd’hui, elle reste dangereuse.
L’attente brésilienne et la mémoire
Radio2lhers.fr : Au Brésil, l’attente de l’équipage est immense.
Christophe de la Fage : Absolument. L’Amérique latine attend ces pionniers avec ferveur. L’aviation est perçue comme un espoir de modernisation et d’ouverture. La France, non coloniale, jouit d’une image très positive.
Radio2lhers.fr : Un lien fort avec l’aviation, encore perceptible aujourd’hui.
Christophe de la Fage : Oui. Le Brésil célèbre Santos-Dumont comme un héros national. En France, nous avons Clément Ader, mais sans la même ferveur populaire. Là-bas, l’aviation est vécue de manière presque charnelle.
Radio2lhers.fr : Comment expliquez-vous qu’autant de pilotes, pourtant essentiels à l’histoire de l’aviation, soient encore méconnus aujourd’hui, notamment ici à Toulouse ?
Christophe de la Fage : Toulouse est reconnue comme le berceau de l’aviation. Mais lorsqu’on raconte une histoire, on fait forcément des choix. Et ici, le choix qui a été fait, c’est de valoriser l’épopée de l’Aéropostale. C’est un récit puissant, incarné par des figures comme Mermoz, Guillaumet ou Saint-Exupéry, avec un fort potentiel romanesque. Le musée de l’Envol des Pionniers en est le témoignage vivant.
Radio2lhers.fr : Pourtant, l’Aéropostale ne représente qu’une partie de cette histoire.
Christophe de la Fage : Absolument. L’histoire de l’aviation française est bien plus vaste. On oublie trop souvent Clément Ader, natif de Muret, inventeur du mot « avion », pionnier décisif. Il reste pourtant en marge de la mémoire collective. Et il y a aussi Dieudonné Costes et Joseph Le Brix. Ces deux aviateurs ont réalisé des traversées mythiques de l’Atlantique Nord et Sud, bien avant l’Aéropostale, battant des records qui ont marqué leur époque. Leurs noms, pourtant gravés dans l’histoire de l’aviation mondiale, sont aujourd’hui inconnus d’une majorité de Toulousains. Leur parcours est complémentaire à celui de l’Aéropostale, et mérite tout autant d’être mis en lumière.
Radio2lhers.fr : Justement, venons-en à Pierre de Saint-Roman. Son avion n’atteint jamais le Brésil. Mais des débris sont retrouvés. Que sait-on de ce fameux radeau ?
Christophe de la Fage : Quarante-quatre jours après la disparition du vol, des pêcheurs brésiliens retrouvent un radeau flottant au large de Belém. Ce radeau est composé d’une aile — ou d’un aileron —, de deux roues liées entre elles par des sandows, et d’une plaque métallique identifiée comme appartenant à un réservoir. Le témoignage de cette découverte a été recueilli par le consul honoraire de France, Émile de Waal, qui en a immédiatement saisi l’importance. Deux ingénieurs, dont l’un mandaté par la direction de l’aéronautique française, ont ensuite analysé ces éléments. Leur conclusion est claire : le radeau a été assemblé à terre, ce qui exclut une fabrication en mer par l’équipage. Cela change radicalement notre perspective sur ce qui a pu se passer.
Radio2lhers.fr : Et cela ouvre donc plusieurs hypothèses…
Christophe de la Fage : Trois hypothèses principales sont actuellement étudiées :
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Un atterrissage sur une île : certains archipels dans la zone sont encore peu explorés. C’est envisageable, même si à ce stade nous manquons de preuves matérielles.
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Un amerrissage contrôlé : le poids de l’avion avait été réduit pour la traversée, ce qui aurait pu permettre à l’appareil de flotter quelques instants ou minutes, avant de sombrer.
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Un atterrissage sur une plage isolée : notamment sur les côtes du nord du Brésil, où des falaises appelées barres des races rendent l’accès à l’intérieur des terres particulièrement difficile. Cette configuration pourrait expliquer pourquoi aucun survivant n’a été retrouvé, et pourquoi aucun message n’a pu être transmis.
Radio2lhers.fr : Et pour étayer ces hypothèses, vous mobilisez un comité scientifique pluridisciplinaire ?
Christophe de la Fage : Oui, nous avons constitué un comité scientifique solide, rassemblant historiens, ingénieurs, météorologues, spécialistes de l’aéronautique, universitaires, journalistes, et la DRAC. L’idée est d’appliquer une démarche scientifique rigoureuse, fondée sur la recherche documentaire, l’analyse technique et la modélisation. Même si au final nous ne trouvons rien, la mise en place de cette méthode et la revalorisation de cette histoire constituent déjà une avancée majeure.
Radio2lhers.fr : Concrètement, quels sont les travaux que mène ce comité ?
Christophe de la Fage : Plusieurs axes de travail sont engagés :
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Nous allons réanalyser les pièces retrouvées à la lumière des technologies actuelles. Par exemple, les roues pourraient contenir des résidus organiques (sable, végétaux, sel) qui permettraient d’identifier une plage ou une zone géographique.
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Une plaque métallique portant une inscription très peu lisible — mais mentionnée à l’époque dans la presse brésilienne — sera examinée par rayons X.
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Nous menons aussi une modélisation complète du vol, en croisant les données météorologiques de l’époque (vents, courants marins, déclinaison magnétique) avec des simulations de trajectoires, depuis Saint-Louis du Sénégal jusqu’aux côtes sud-américaines. Les données sont collectées entre la France et le Brésil.
Radio2lhers.fr : On sent chez vous une passion réelle pour ce projet. D’où vient-elle ?
Christophe de la Fage : C’est une passion nourrie par un sentiment d’injustice mémorielle. Pierre de Saint-Roman mérite d’être reconnu. Et ce travail, au-delà de l’enquête historique, prend un sens particulier à l’approche du centenaire du vol de 1927. En 2027, de nombreuses commémorations auront lieu, notamment au Salon du Bourget. Ce projet mêle mémoire, science, et transmission. Il a pris une ampleur que nous n’avions pas imaginée. Il est porteur d’un message culturel, historique, mais aussi politique et industriel, pour Toulouse et pour la France.
Radio2lhers.fr : Une reconnaissance qui passera aussi par des publications et des productions culturelles ?
Christophe de la Fage : Oui. Une première publication collective a déjà été réalisée en partenariat avec le laboratoire Framespa et les Presses Universitaires du Midi, sous la direction du professeur Jean-Marc Olivier. Elle annonce notamment la création d’une Maison de l’Amérique latine à Toulouse, symbole du lien culturel fort que nous entretenons avec ce continent. D’autres projets sont en cours : une publication scientifique, un livre, mais aussi un documentaire ou un film historique. Nous avons déjà été contactés par des sociétés de production, et certaines conventions sont signées.
Ecoutez notre podcast:
Pierre de Saint-Roman, pionnier toulousain oublié de la traversée de l’Atlantique Sud
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