Roger Vétillard : C’est vrai que dès 1830, quand la France débarque en Algérie, elle signe un accord avec les turcs où elle précise qu’elle s’engage à respecter la religion musulmane, ses croyances, ses coutumes, et leur garantit que le droit musulman continuera à s’appliquer. Cet engagement va, je crois, être à l’origine d’une véritable distorsion que vous évoquiez dans votre question. Pendant très longtemps les musulmans ont leur propre justice. Il faut attendre la première guerre mondiale pour qu’un musulman puisse s’adresser, si c’est son souhait, à un représentant de la justice française. Pendant très longtemps, et dans la plupart des situations, c’est le Cadi qui décide de tout.
Napoléon III parlera de royaume arabe en désignant l’Algérie, mais à la fin du second empire, la République de 1871 décide que c’est fini. On est en République et il n’y a pas de place pour un quelconque royaume. En territoire français on doit se plier au droit français, mais le pouvoir va avoir beaucoup de mal à imposer cette règle, ce qui va déboucher sur le code de l’indigénat.
Le pouvoir algérien souhaite que la France soit jugée lors d’un deuxième procès de Nuremberg pour crime contre l’humanité et génocide. Des associations françaises comme les indigènes de la République qui considèrent que l’Etat français applique une politique colonialiste dans les banlieues n’hésitent jamais à faire référence au 8 Mai 1945. On voit bien que cette date recouvre des enjeux politiques des deux côtés de la Méditerranée.
Roger Vétillard : Je crois qu’il faut remonter à la fin des années 80 pour y voir plus clair dans ces histoires.
Il y a d’abord le procès Barbie. Jacques Vergès, l’avocat de Klaus Barbie, n’hésite pas à faire au moment du procès un amalgame entre les crimes de l’humanité attribués aux nazis et les massacres de 1945 dans la région de Sétif. A partir de là, il y a une révision de la notion de crime contre l’humanité qui dépasse la définition qui en avait été donnée à Nuremberg. Guy Pervillé a parfaitement analysé ce virage de la jurisprudence.
Jusqu’alors les historiens algériens (Mahfoud Khaddache, Renouad Ainad-Tabet) ont travaillé avec beaucoup de professionnalisme.
Mais au début des années 90, la situation politique en Algérie est chaotique. Le pays est en état de guerre civile, les islamistes font régner la terreur après que l’armée ait annulé les élections législatives gagnées par le FIS, les Kabyles font entendre de plus en plus fort leur velléité d’indépendance, des gens n’hésitent plus à se dire favorables au rapprochement avec la France (c’est le Parti de la France)… L’Etat algérien est à deux doigts d’exploser. Et là un homme très intelligent, Bachir Boumaza, président du conseil de la Nation, ancien ministre, membre du PPA, responsable du FLN en France pendant la guerre d’Algérie, et originaire de la région de Kherrata, imagine que la seule façon de refaire l’unité du pays, c’est de lui rappeler ce qui s’est passé en 1945.
Pourquoi ?
D’abord, parce que les Kabyles ont été au premier rang de l’insurrection en 1945. On doit donc rappeler leur participation aux combats pour l’indépendance, et leur démontrer qu’ils sont algériens.
Aux islamistes du FIS, il faut leur dire qu’on a fait le Djihad avant eux. Et enfin, aux partisans d’un rapprochement avec la France, il est nécessaire de leur montrer ce que la France a été capable de faire en 1945, et bien sûr en n’hésitant pas à grossir le trait. Si le pouvoir Algérien insiste sur ce qui s’est passé à Sétif et à Guelma en 1945, c’est donc en grande partie pour une question de politique intérieure, pour maintenir l’unité du pays. Cette opération est relayée en France par des média français. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le documentaire de Lallaoui et Langlois, diffusé en 1995 sur Arte et qui m’a décidé à faire mon livre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’interview qui conclue le film est celle de Bachir Boumaza, président de la fondation du 8 mai 45 créée en 1990 à Kherrata et dont l’objet est de faire pression pour obtenir une condamnation de la France.
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